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quinta-feira, dezembro 09, 2004

Alicerçando Palavras # 24 - Stefan Zweig sobre Nietzsche


(...) C’est Jacob Burckhardt, son meilleur lecteur, qui, selon moi, a le mieux défini le véritable service dont nous sommes redevables à Nietzsche lorsqu’il lui écrivit que ses livres « acroissaient l’indépendence dans le monde ». Cet homme avisé et de vaste culture a bien écrit : l’indépendence dans le monde et non pas l’indépendence du monde. Car l’indépendence n’existe toujours que dans l’individu, chez le particulier, et elle ne croît pas avec le nombre : elle n’augmente pas non plus avec les livres et la culture : « Il n’y a pas dâge héroïque, il n’y a que des hommes héroïques ». C’est toujours l’individu qui introduit l’indépendece dans le monde et toujours uniquement pour lui seul. Car tout esprit libre est un Alexandre, il conquiert impétueusement toutes les provinces et tous les royaumes, mais il n’a pas d’héritiers ; toujours un empire libre devient la proie de diadoques et d’administrateurs, de commentateurs et de scoliastes, qui sont esclaves de la lettre. C’est pourquoi la grandiose indépendence de Nietzsche ne nous apporte pas en don une doctrine (comme le pensent les pédagogues), mais une atmosphère infiniment claire, d’une limpidité supérieure et pénétrée de passion, d’une nature démoniaque, qui se décharge en orages et en destructions. Lorsqu’on prend contact avec ses livres, on sent de l’ozone, un air élémentaire, débarassé de toute lourdeur, de toute nébulosité et de toute pesanteur ; on voit librement dans ce paysage heroïque jusqu’au plus haut des cieux et l’on respire un air unique, transparent et vif, un air pour les coeurs robustes et les libres esprits. Toujours la liberté est le sens final de Nietzsche – le sens de sa vie est celui de sa chute : de même que la nature a besoin des tempêtes et des cyclones pour donner carrière à son excès de force dans une révolte violente contre sa propre stabilité, de même l’esprit a besoin de temps en temps d’un homme démoniaque, dont la puissance supérieure se dresse contre la communauté de la pensée et la monotonie de la morale. Il a besoin d’un homme qui détruise et qui se détruise lui-même ; mais ces révoltés héroïques ne sont pas moins des sculpteurs et des formateurs de l’univers que les créateurs silencieux. Si les uns montrent la plénitude de la vie, les autres indiquem son inconcevable envergure ; car c’est toujours uniquement par des natures tragiques que nous prenons conscience de la profondeur du sentiment et ce n’est que grâce aux esprits démesurés que l’humanité reconnaît sa mesure extrême.

Stefan Zweig, Le Combat avec le démon (Kleist-Hölderlin-Nietzsche), Belfond 1983