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segunda-feira, março 21, 2005

Alicerçando Palavras # 53 - A. Cohen-Solal


La longue marche du Castor

Plus sartrienne que Sartre, elle lui voua sa vie. Mais son oeuvre, sa pensée, son indépendance, son énergie sont d'elle, et d'elle seule. Voici, étape par étape, son itinéraire de femme libre.

"Je pense que personne n'a eu d'influence sur Sartre. Moi non plus d'ailleurs... Il m'expliquait toutes ses théories au fur et à mesure qu'il les avait dans la tête... Je discutais avec lui, mais je pourrais dire qu'il se discutait à moi-même..." Montparnasse, 22 mars 1983. La dame de 75 ans qui répond aux questions sur Sartre n'esquive jamais, n'enjolive pas. Elle cherche. On croit qu'elle a tout écrit, tout dit dans ses livres autobiographiques, que sa mémoire s'est arrêtée là, dans ses bilans. Et puis on la trouve prête à rebondir, toujours.

Dès juillet 1929, Simone de Beauvoir fut une déviante. A 21 ans, c'est la plus jeune des agrégatifs de philosophie. Autour d'elle, des normaliens de trois ou quatre ans ses aines : Raymond Aron, Maurice de Gandillac, Paul Nizan, Georges Politzer, Maurice Merleau-Ponty, René Maheu, Jean-Paul Sartre. «Rigoureuse, précise, exigeante et technicienne », reconnaissent certains. «Sympathique, jolie, mail mal habillée», lancera un Sartre déjà provocateur. Mais, très vite, préparant avec elle les épreuves orales de l'agrégation, il dut convenir qu'intellectuellement «elle tenait la route ». Sartre fut reçu premier, elle deuxième. Mais le professeur Lalande, président du jury, expliqua à ses collègues que si Sartre possédait d'incontestables qualités intellectuelles, la philosophe, c'était elle.

A Marseille, puis à Rouen, elle est professeur de philosophie. Là encore, c'est un professeur à part. Ses élèves, elle en fait des amies, les invite à de grandes promenades à pied dans la campagne, à des discussions au café, intégrant le professionnel et le privé. Parmi ses collègues préférées, Colette Audry, qui pourtant ne parviendra pas à obtenir son adhésion au syndicat d'enseignants. Tout comme Sartre, d'ailleurs, Simone de Beauvoir reste, pendant les années 30, dans une période d'apolitisme marginal, observant la société provinciale avec dégoût et méfiance depuis leurs postes d'observation privilégiés, les cafés, trouvant dans les faits divers les plus rocambolesques de l'époque l'affaire Violette Nozières ou celle des soeurs Papin - des chefs d'accusation rédhibitoires contre la convention, l'hypocrisie et la bêtise bourgeoises.

En 1933, Sartre est à Berlin: elle lui rend visite. Initiation à la phénoménologie: il lit, cherche, s'enferre dans les méandres de son premier livre. Elle intervient «C'est trop guindé. c'est mort, c'est un français de marbre.» Il travaille, travaille encore, transforme sous ses conseils, publie enfin «la Nausée» en 1938.

Désormais, leur couple est une équipe, une équipe polyvalente: Sartre rentre de captivité en février 1941, décidé à l'action pour «chasser les Allemands hors de France». A sa suite, Simone de Beauvoir ouvre les yeux sur l'urgence de l'action. Années d'occupation, à Paris, c'est le tourbillon des rencontres, l'époque des grandes privations et des innombrables fiestas. Elle publie son premier roman, «l'Invitée», en 1943: le couple d'écrivains est introduit dans tous les cercles artistiques de la capitale. Elle rencontre Camus, Queneau, Merleau-Ponty, Picasso, Giacometti, Cocteau, Leiris. Toutes ces rencontres, ces relations, elle les filtre, les assimile, les exploite et consigne tout dans son journal: «Nous nous promettions, écrit-elle de cette période, de demeurer à jamais ligués contre les systèmes, les idées, les hommes que nous condamnions; leur défaite allait sonner; l'avenir qui s'ouvrirait alors, il nous appartiendrait de le construire peut-être politiquement, en tout cas sur le plan intellectuel: nous devions fournir à l'après-guerre une idéologie.»

En octobre 1945, naît leur journal «les Temps modernes», directement issu de toutes les discussions des années 30, puis de la guerre. Elle devient dramaturge, journaliste, théoricienne, à côté de Sartre, qui s'installe dans une phase absolument hégémonique sur la pensée française. Leur groupe se développe et s'impose dans une France déboussolée par la guerre. On les encense, on les imite, on les hait; c'est la mode et la contre-mode des «existentialistes» scandaleux qu'on n'a pas lus, qu'on n'a jamais rencontrés. mais que la presse de droite - la presse communiste aussi - caricature quotidiennement. On fera d'eux des mauvais Français, des traîtres, des dépravés qui traînent dans les cafés de Saint-Germain-des-Prés. De fait, ils travaillent plus que jamais, dans un petit appartement bourgeois de la rue Bonaparte, chez la mère de Sartre. Et «les Temps modernes» développent ses rubriques, ses numéros spéciaux, son pouvoir, s'exporte en Italie, en Amérique, en Allemagne: c'est l'affirmation de la littérature comme fonction sociale, l'apologie de la littérature engagée. Autour de ce courant, les signatures de Camus, de Vian, de Moravia, de Leiris, de Ponge, de Beckett, de Soupault, de Blanchot, de Queneau, de Nathalie Sarraute ou de jeunes écrivains encore méconnus comme Violette Leduc et Jean Genet. Au centre du groupe, de la «famille sartrienne», Simone de Beauvoir construit la cohésion du système. Nullement atteinte par le succès de Sartre, elle dissèque tous ses textes, maintient sans faille la pression de ses critiques.

En 1947, elle va vers la quarantaine, découvre l'Amérique, se lie avec Nelson Algren: nouveaux territoires, nouvelles relations. Explorant pour son compte tout ce qui stimule son insatiable boulimie culturelle, elle va, un certain temps, dériver quelque peu de Sartre, naviguer en partie pour elle-même. Ce sont les tournées de conférences en Amérique du Nord, les voyages avec Algren, la fréquentation des écrivains américains comme Mary Mac Carthy ou Richard Wright. Affirmation de sa propre puissance intellectuelle, de son autonomie, de sa pleine identité de femme écrivain. Produit de cette grande période, «le Deuxième Sexe» parait en France en 1948, cinq ans plus tard aux États-unis. En France cette analyse au scalpel de la condition féminine provoque une véritable scandale; en Amérique, c'est le triomphe. Le public français, pourtant, va consacrer son talent littéraire : elle obtient le Goncourt en 1954 pour «les Mandarins», une sorte de saga des intellectuels de gauche dans leurs années héroïques.

Retour sur soi et engagement militant après tant de succès, tant de voyages, après la rupture avec Algren, c'est la découverte d'une autre topographie intellectuelle. Elle écrit ses Mémoires, patiemment, scrupuleusement: récit de l'enfance, de l'adolescence, puis bientôt de tout le groupe des «Temps modernes». Elle décrit avec minutie et transparence, hyperlucide, imperturbable. Elle racontera aussi la mort de son amie d'enfance, la mort de sa mère et ses histoires d'amour et ses propres souffrances. Comme si, par l'écriture, auscultant sa douleur, elle bravait chacune de ses crises : affective, intellectuelle, politique. Et puis, avec Lanzmann, avec Sartre, elle milite pour le FLN pendant la guerre d'Algérie et reprend les voyages: Chine, Cuba, Brésil, Japon, Proche-Orient, pays de l'Est. Une tournée dans le monde entier, conférences, articles, livres, dialogues avec les chefs d'État, soutien aux pays du tiers monde, manifestations, congrès, discours. Retour sur soi et engagement militant: elle tient les deux bouts de la chaîne. A l'écoute d'elle-même, à l'écoute du présent.

Il y aura enfin les années gauchistes, le féminisme actif. Et rien ne parait arrêter la sexagénaire que l'on vient consulter, du monde entier, comme la référence essentielle; elle reçoit, conseille, signe, organise, chaque fois que se profile un combat féministe. Quoi qu'il arrive, elle est au front. Comité de rédaction des «Temps modernes», déjeuners réguliers avec les amis de toujours, vacances trois fois par an, au rythme infaillible du calendrier scolaire. Après la mort de Sartre, elle étonne tout le monde en reprenant la plume: elle écrit «la Cérémonie des adieux» - chronique des dernières années du philosophe et édite les «Lettres au Castor et à quelques autres», anthologie de sa correspondance. «Sa mort nous sépare, écrit-elle alors. Ma mort ne nous réunira pas. C'est ainsi; il est déjà beau que nos vies aient pu si longtemps s'accorder.»

Elle est devenue Simone de Beauvoir comme une conquête, comme une victoire. Elle est devenue Simone de Beauvoir contre son milieu, et contre sa famille. Elle est devenue Simone de Beauvoir avec et contre Sartre, dans la permanente recherche d'un territoire à elle, à la fois autonome et mitoyen. Elle est revenue Simone de Beauvoir contre l'opinion publique et le qu'en-dira-t-on. Associant à la rigueur et à l'activité d'une philosophe les passions et parfois les excès d'une femme.

Accumulant les expériences, les crises, les blessures, et imposant, de livre en livre, une présence, une voix, un exemple.



A. Cohen-Solal, 1995, Le Nouvel Observateur