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segunda-feira, junho 27, 2005

Alicerçando Palavras # 78 - António Damásio


L'Express du 07/06/2004
Antonio Damasio



«Oui, il y a une biologie des sentiments»

propos recueillis par Dominique Simonnet


Il y a quelque temps encore, on aurait crié à l'hérésie! Une biologie des sentiments? Il était admis que le cœur avait ses raisons à lui, très peu rationnelles, et que les sentiments devaient garder leur part de mystère, loin des préoccupations des scientifiques sérieux… Aujourd'hui, cette étroite pensée cartésienne a du plomb dans l'aile: les chercheurs n'hésitent plus à traquer la tristesse, la joie ou l'amour dans les méandres des cerveaux. Antonio Damasio, directeur du département de neurologie à l'université de l'Iowa, aux Etats-Unis (dernier ouvrage en date: Spinoza avait raison, aux éditions Odile Jacob), est l'un de ces chercheurs audacieux qui tentent de réconcilier le corps et l'esprit. Il l'explique ici: les sentiments sont, eux aussi, les résultats de l'évolution animale. Tenter de comprendre comment nos petits neurones produisent de si belles choses, ou de si vilaines, c'est s'interroger non seulement sur notre nature, mais également sur les fondements mêmes de la culture humaine



Longtemps, la science a entretenu une séparation entre le corps et l'esprit, estimant notamment que les sentiments n'avaient rien à faire avec la biologie. C'était presque une question taboue.

En effet. Pour des raisons multiples, religieuses surtout, on a cherché à cultiver cette distinction, et à préserver la vieille idée que l'esprit, ou l'âme, n'avait pas de support biologique. Descartes, qui fut un grand scientifique et un grand penseur, a scellé cette différence: pour lui, il y avait une substance pour le corps, une autre pour l'esprit. Seul Spinoza, qui vivait lui aussi au XVIIe siècle, à Amsterdam, comme Descartes, s'est rebellé: l'esprit et le corps devaient avoir, disait-il, une racine commune. C'était une position extrêmement courageuse et stupéfiante pour cette époque. Mais elle est restée incomprise, et longtemps le dualisme cartésien a perduré. Aujourd'hui encore, il nous est difficile d'admettre que nos sentiments, ces phénomènes si personnels, si privés, puissent avoir une base matérielle, comme si le reconnaître leur enlevait toute dignité. Pourtant, plus la science progresse, plus on comprend le fonctionnement des réseaux de neurones dans le cerveau, plus on est émerveillé par leur complexité, et par leur dignité.

Et plus on réalise que Spinoza avait vu juste. La neurobiologie affirme que les émotions et les sentiments sont eux aussi le résultat du long cheminement de l'évolution animale, c'est bien cela?

Exactement. Même les organismes très simples éprouvent des émotions, c'est-à-dire des réactions naturelles, automatiques, qui les conduisent, directement ou indirectement, à préserver leur corps et à assurer son équilibre interne. Face à une menace, par exemple, un animal va éprouver de la peur et se mettre en retrait. Avant même qu'il fuie ou qu'il se fige, il se produit des changements dans son organisme: la distribution du flux sanguin se modifie, des hormones sont sécrétées… C'est cette série de réactions, visibles ou non, qui constitue ce que l'on appelle «émotion».

«Pour qu'un animal éprouve des sentiments, il faut qu'il existe dans son cerveau une cartographie de son organisme»


L'émotion, au sens le plus simple, serait donc d'abord utilitaire, elle aurait pour but premier de protéger l'organisme, de faire en sorte qu'il se perpétue.

Il n'y a aucun doute qu'elle sert à cela. Spinoza le disait déjà: il y a un désir de durer dans nos corps. On peut dire que ce désir est inscrit dans tous les systèmes biologiques. Tous les animaux ont les mêmes types de réaction face à une menace: la fuite, l'immobilité ou l'agression… Même un organisme unicellulaire comme la paramécie, qui n'a ni corps ni cerveau, s'enfuit lorsqu'il rencontre un danger dans son environnement, une brusque variation de température, une vibration ou le contact d'un objet qui pourrait briser sa membrane.

Mais est-ce vraiment une émotion?

Il y a là l'essence du processus émotionnel. Les animaux disposent d'une gamme d'émotions primaires: la peur, le bonheur, la tristesse, la colère, la surprise, le dégoût… Ce dernier, par exemple, permet à l'animal de rejeter une protéine qui n'est pas bonne pour lui. Si on mange quelque chose d'avarié, on a immédiatement une réaction de rejet, notre visage se déforme et nous recrachons la substance ou nous la vomissons si nous l'avons déjà ingérée. Le corps se défend. L'animal, dégoûté, agit de la même manière. La mouche, qui possède un système nerveux minuscule, éprouve elle aussi des émotions: si on l'irrite, elle se met à voleter dans tous les sens pour éviter d'être écrasée. Prenez l'aplysia, un petit escargot de mer. Si vous le touchez, il se rétracte, son cœur bat beaucoup plus rapidement, sa pression sanguine augmente, on observe des émissions d'hormones dans tout son corps, et l'animal émet de l'encre noire pour masquer sa présence face au prédateur.

Ne me dites pas qu'il a peur!

Mais si! On assiste là à un miniconcert de cette émotion qu'on appelle en effet «peur» et qui nous concerne tout autant que cet escargot. Mais il y a une autre question: est-ce que l'aplysia ressent la peur? Là, j'en doute. Il ne se représente pas cette émotion, il ne la pense pas, à la différence des espèces animales complexes qui ont aussi une gamme d'émotions sociales: la sympathie, l'embarras, la honte, la culpabilité, l'orgueil, l'envie, la gratitude, l'admiration, l'indignation, le mépris… Les oiseaux, les chiens, les singes, les humains ressentent l'émotion, c'est-à-dire qu'ils ont, eux, la possibilité d'établir une relation entre la réaction automatique de leur organisme et l'objet, l'événement, la personne qui en est à l'origine.

C'est ce que vous appelez le «sentiment», qu'il faut donc distinguer de la simple émotion. Peut-on dire que le sentiment est la perception de l'émotion?

Absolument. Mais c'est aussi la perception de la cause de cette émotion. Lorsque nous éprouvons de la tristesse, nous la percevons physiquement, mais nous avons aussi conscience de ce qui l'a suscitée: une mauvaise nouvelle, la perte d'un objet, la disparition d'un être cher. Les émotions sont des manifestations visibles ou détectables dans le corps (par dosage d'hormones ou par enregistrement des ondes); les sentiments, eux, sont des images mentales, donc cachées… Ce sont en quelque sorte des idées du corps, la conscience d'un certain état du corps lorsque celui-ci est perturbé par un processus émotionnel. Les deux - émotion et sentiment - sont intimement liés, et nous avons tendance à les confondre. Toutes les émotions peuvent devenir des sentiments à partir du moment où nous établissons cette relation de cause à effet entre les transformations de notre corps et ce qui les a suscitées.

Votre escargot marin préféré connaît peut-être la peur, mais il n'a donc pas de sentiments.

Il connaît des émotions, la peur, la sensation de bien-être quand il mange, l'impression que la température ambiante lui convient ou qu'il se sent en sécurité. Il adopte un comportement que l'on peut associer à la souffrance, mais je doute en effet qu'il souffre comme nous ou comme des animaux complexes.

Comment le savez-vous?

Là, nous sommes dans le domaine de la spéculation, mais je m'appuie sur un constat: notre escargot n'a pas les dispositifs anatomiques nécessaires pour percevoir les changements qui se produisent dans son corps. Pour savoir si tel ou tel animal éprouve ou non des sentiments, il faut aller voir s'il existe, dans son cerveau, une cartographie de son organisme. C'est le cas chez l'homme: les différentes parties de notre corps sont représentées, un peu comme s'il y avait des cartes de correspondance. L'émotion peut aller directement au corps - c'est le cas de l'escargot - susciter des réactions chimiques, des signaux dans les muscles, les viscères. Mais elle peut aussi, c'est la grande différence, partir du cerveau lui-même, agir sur ces cartes de représentation du corps, et simuler en somme un état virtuel.

Quelles sont les espèces dotées d'une aptitude «sentimentale»?

Je pense que les oiseaux et les mammifères ont des sentiments. Je serais en tout cas navré d'apprendre qu'ils n'en ont pas. Les comportements de ces animaux sont très proches de ceux des humains. Ils disposent des fameuses structures cérébrales qui font l'encartage du corps.

Dans une bonne logique darwinienne, les sentiments auraient donc eux aussi été inventés par l'évolution, au stade des animaux les plus évolués. Mais pour quelle raison? En quoi apportaient-ils quelque chose de plus?

La nécessité, dans l'évolution, c'était d'avoir une représentation cérébrale du corps. Le cerveau reçoit en permanence des signaux de l'organisme tout entier, qui l'informent sur son état, via les nerfs, le réseau sanguin, et il réagit par des substances chimiques (quand le taux de glucose baisse, on ressent le besoin d'aller manger). Or, dans un cerveau complexe, où les informations reçues sont innombrables, ce système de détection a besoin d'une carte qui représente l'organisme, comme le schéma électrique d'un immeuble. C'est un avantage, car cela permet de répondre immédiatement et précisément aux demandes de l'organisme. L'évolution a donc retenu ce dispositif pour les animaux supérieurs… Mais celui-ci permet aussi d'établir une relation entre une réaction automatique du corps (l'émotion) et ce qui la provoque. La conséquence inattendue, ce sont les sentiments.

«Quand nous ressentons une joie ou une tristesse, celle-ci est toujours en relation avec ce que nous avons vécu ou ce que nous allons vivre»


Qui seraient donc nés un peu par hasard.

Exactement. Les sentiments ont permis d'aller encore plus loin: un être «sentimental» peut mettre en mémoire différents épisodes émotionnels avec leur cause, il peut prévoir qu'un certain événement risque de provoquer une mauvaise émotion, il échappe à la tyrannie de l'automatisme et acquiert un certain sens du bon et du mauvais. Cela plaide d'ailleurs en faveur de l'existence de sentiments chez les animaux complexes: ils montrent à l'évidence une certaine aptitude morale.

Morale! Les animaux?

Si un chimpanzé voit l'un de ses congénères exprimer une douleur, il va éprouver de la compassion à son égard. Il le fait même à l'égard des enfants humains. Récemment, dans un zoo de Chicago, un petit enfant est tombé dans la fosse des chimpanzés et s'est évanoui. On a alors vu une énorme mère chimpanzé s'approcher de lui, le prendre dans ses bras, doucement, comme s'il s'agissait de l'un des siens. Une belle démonstration de compassion… Certains animaux montrent aussi des preuves de culpabilité. On sait bien qu'un chien, par exemple, lorsqu'il a bravé un interdit, donne l'impression de se sentir coupable… Parmi les gorilles, où il y a des mâles dominants, on voit des conduites très proches de ce que nous appelons, nous, fierté ou orgueil: les dominants bombent le torse, les animaux soumis s'abaissent… Ces comportements que l'on observe chez les animaux évolués sont une esquisse de sens moral.

Si d'autres animaux éprouvent des sentiments, quelle est alors la spécificité de l'homme dans cette histoire?

C'est la richesse extraordinaire qui résulte de sa grande capacité de mémoire. Nos sentiments à nous sont complexes et profonds parce que, à tout moment, notre cerveau peut se faire une idée de notre passé et de notre futur. Quand nous éprouvons une joie intense ou une profonde tristesse, celle-ci est toujours en relation avec ce que nous avons vécu ou ce que nous allons vivre. En cela, nous sommes très différents des animaux: les chimpanzés et les bonobos n'ont pas ce pouvoir de donner un sens à leur passé et à leur futur, ce qui limite forcément la profondeur de leurs sentiments. Et puis, bien sûr, il y a notre langage, qui donne une autre dimension. Avec les mots, nous pouvons faire des catégories, comparer, délibérer, choisir…

A-t-on identifié, dans nos cerveaux, des zones qui correspondraient à ces fameux sentiments?

Grâce aux caméras à positrons, on peut visualiser les zones actives du cerveau à certains moments. On a découvert par exemple que l'amygdale (pas celle de la gorge, celle du cerveau) est liée au déclenchement de la peur et de la colère. Si vous vous trouvez nez à nez avec un ours, votre cortex visuel va envoyer des signaux à l'amygdale, qui déclenche la réaction de peur. Nous avons mené diverses expériences en demandant à des personnes sous scanner de penser à un épisode émotionnel de leur vie, et nous avons constaté que certains ensembles de neurones sont mobilisés pour certaines émotions, que les cartes cérébrales de la joie sont différentes de celles de la tristesse.

Y a-t-il une carte cérébrale de l'amour?

On peut identifier des zones impliquées dans les processus d'excitation sexuelle et de désir, mais prétendre qu'il y aurait une région du cerveau spécifique à l'amour serait stupide. Ce sentiment met en jeu une infinité de choses. L'amour d'une personne, de la nature, ou d'une œuvre d'art, ne mobilise pas les mêmes cartes de neurones. Si vous contemplez Guernica, votre cerveau va composer une émotion esthétique et un sentiment de plaisir en effectuant la synthèse entre la vision du tableau et les idées que vous lui associez. Vous allez penser à Picasso, à la guerre d'Espagne, peut-être à des événements personnels.

Tout cela nous incite à davantage de modestie. En somme, le monde animal est un peu moins éloigné de nous que nous le croyons.

Absolument. Il nous faut admettre que l'homme n'est que le prolongement de la longue histoire de l'évolution biologique animale, et que nous avons malgré tout beaucoup de choses en commun avec les animaux. Sommes-nous supérieurs? Bien sûr! Nous le sommes par notre langage, notre mémoire organisée, notre mode de raisonnement complexe et notre capacité à utiliser nos sentiments pour inventer ces choses nouvelles que sont la culture et l'Histoire.

Les conséquences de ces recherches sont immenses. On pourra envisager d'intervenir sur les émotions, voire sur les comportements sociaux, ce qui peut faire aussi frémir.

Il faut certainement que la société protège ses valeurs, et qu'on ne donne pas la possibilité à une corporation de contrôler les gens. Mais, comme toujours, il y a deux faces au progrès scientifique. Mieux comprendre la nature humaine ne peut que nous aider. Mieux connaître la genèse des émotions et des sentiments nous permettra aussi d'éclairer les conflits entre les individus, de réagir plus intelligemment aux manipulations dont nous pouvons être l'objet. Les applications en bio-médecine sont nombreuses. Plus nous comprendrons le mécanisme cérébral des émotions, plus nous pourrons soulager les gens qui souffrent de dépression, syndrome qui se développe autour du sentiment de tristesse. Cela est également utile dans le traitement de la douleur: lorsque l'on souffre physiquement, on est aussi envahi par le sentiment de souffrance. On devrait pouvoir le traiter. Je crois que de telles interventions thérapeutiques seront aussi importantes que les traitements contre la polio ou le sida.

Le philosophe George Steiner nous l'avait dit ici: la culture ne nous rend pas plus humains. Mieux connaître le fonctionnement de nos sentiments ne nous rendra pas forcément plus sentimentaux ni plus civilisés.

Nous avons maintenant ouvert une petite porte pour mieux comprendre nos sentiments et nous avons la responsabilité de faire des choix. Ce que nous appelons «relations sociales» ou «culture» ne vient que de nos cerveaux. Ce sont les cerveaux qui produisent et véhiculent des comportements, des romans, des poèmes, ou des lois. D'une certaine manière, on peut voir les règles sociales et éthiques, les institutions comme des prolongements de la recherche d'équilibre que l'évolution a menée. Il est pour moi incompréhensible que certains êtres humains ne soient pas capables de ressentir de la compassion. Ce qu'ont fait les nazis est hors de mon entendement, mais, hélas! ils ne sont pas les seuls dans l'Histoire. Cependant, les humains ne se contentent pas de montrer de la compassion comme les bonobos. Ils savent qu'ils ressentent de la compassion. Spinoza disait: «Le bonheur consiste pour l'homme à vouloir conserver son être.» Mais on peut ajouter avec lui que, si nous n'avons pas de souci pour les autres, il est impossible de continuer avec nous-mêmes.